« Vers 4 ans, j’ai demandé à ma mère d’avoir une perruque. Et ce n’était pas pour jouer à la princesse. »
Rosalie (nom fictif) a aujourd’hui 12 ans et jamais, ni pendant son enfance ni maintenant, alors qu’elle entre dans l’adolescence, elle n’a eu le moindre doute : elle est née garçon, mais elle est une fille.
Chaque année, le Centre Meraki – la seule clinique pédiatrique où sont dirigés tous les enfants qui présentent une variance du genre – reçoit environ 120 nouveaux patients.
Dans l’ensemble du Canada, à la fin de 2017, on en sera à 1000 nouveaux jeunes qui sont suivis, prédit la Dre Margaret Lawson, endocrinologue pédiatrique au Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario.
« À Montréal et en Ontario, les chiffres montent en flèche, pour des raisons qui nous dépassent. Pourquoi là et pas à Vancouver, où les soins pour enfants trans sont en place depuis beaucoup plus longtemps ? On ne sait pas. »
— La Dre Margaret Lawson, endocrinologue pédiatrique au Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario
À Montréal, la liste d’attente pour un premier rendez-vous est maintenant de 6 à 12 mois, voire 15 mois, dit le Dr Shuvo Ghosh, pédiatre du développement et codirecteur du Centre Meraki.
Exceptionnellement, ça va un peu plus vite « pour les ados, les plus anxieux par rapport aux changements corporels », dit le Dr Ghosh.
Pendant l’enfance et l’adolescence, pas question d’opérations de changement de sexe. Mais quand ils sont vus assez tôt, les enfants trans pourront recevoir des bloqueurs d’hormones, « comme les enfants qui commencent leur puberté trop tôt », explique le Dr Ghosh.
Ces médicaments ont l’avantage d’avoir des effets réversibles, poursuit-il. Ils permettent d’« acheter du temps », d’éviter que le corps se développe à la puberté dans le sens non souhaité par les enfants et de limiter le nombre d’interventions de chirurgie plastique, plus tard. « La moitié des enfants qui viennent consulter avant la puberté souhaitent avoir les bloqueurs », indique le Dr Ghosh.
En Ontario, la Dre Lawson se montre elle aussi à l’aise avec l’idée de prescrire ces bloqueurs de puberté, puisque leurs effets sont réversibles. Mais elle est nettement plus inquiète lorsque vient le temps de parler de l’étape suivante, la prescription d’hormones pour induire en bonne et due forme les caractéristiques du sexe opposé. D’une part parce que les changements seront alors permanents et, d’autre part, parce qu’on en sait encore très peu sur les effets à long terme de tels traitements. « Les médicaments ont souvent des effets secondaires qu’on ignore sur le coup, comme l’illustrent toutes les inquiétudes qui ont surgi sur l’hormonothérapie à la ménopause [liées au risque de cancer du sein]. Il y a donc cette inquiétude quant aux effets secondaires, mais aussi cette grande question : à long terme, les jeunes seront-ils plus heureux ? Il manque d’études pour avoir cette perspective. »
Cela étant dit, « parmi les jeunes que j’ai vus, un très petit pourcentage a souhaité cesser les traitements entrepris », dit la Dre Lawson, qui évoque par ailleurs le danger auquel on expose les jeunes si on ne les aide pas.
La santé mentale des trans est certes un sujet d’inquiétude. En 2010, selon une étude réalisée par Scanlon et ses collaborateurs, 47 % des jeunes trans ont pensé au suicide et 19 % avaient fait une tentative dans l’année ayant précédé l’étude.
Une autre étude, rendue publique en 2016 par l’Hôpital pour enfants de Cincinnati, a obtenu des données tout aussi sombres : dans cet échantillon, 30 % des jeunes transgenres ont fait au moins une tentative de suicide et 42 % s’étaient déjà mutilés.
« Quand ils consultent à 18 ans, cela fait souvent déjà longtemps qu’ils se sentent dans le mauvais corps et les séquelles sont déjà là, relève le Dr Richard Montoro, codirecteur du Centre d’orientation sexuelle situé à l’Hôpital général de Montréal. Selon la littérature scientifique, pour la santé mentale de ces jeunes, il vaut mieux agir plus tôt. »
Une attente insoutenable
Pour Kimberley Manning, mère de Rosalie, les listes d’attente pour un premier rendez-vous, alors que l’enfant et souvent toute sa famille sont en crise, c’est invivable, même quand on est, comme elle, professeure à l’Institut Simone-de-Beauvoir et spécialisée dans les questions de féminisme et de genre.
« Les gens peuvent me regarder et penser : “On sait bien, pour quelqu’un comme elle, c’est cool, ça va de soi, d’avoir une enfant transgenre.” Eh bien non, ça n’a rien eu de facile. »
Elle a fait toutes les recherches du monde sur l’internet, elle s’est culpabilisée, elle a pensé que c’était sa faute, qu’un voyage à l’étranger, alors que son enfant était bébé, a provoqué chez son enfant une angoisse de séparation. Et si cette non-conformité sexuelle n’était finalement, comme l’a suggéré une psychologue, qu’un besoin d’attention après la naissance de sa petite sœur ?
Mme Manning a tout envisagé et elle a tout entendu, notamment de gens de sa parenté pour qui ça se passe mal. Non, son enfant ne faisait pas un caprice.
« Aucun enfant ne s’exposerait à autant de discrimination, à autant de chuchotements pour un simple besoin d’attention. »
— Kimberley Manning
Dans leur cas, c’était si clair, et si tôt, dit-elle, que « Rosalie est restée un an de plus en garderie, le temps qu’on trouve l’école où nous pensions qu’elle serait le mieux accueillie, telle qu’elle est ».
La famille a ensuite déménagé pour que Rosalie fréquente une école ouverte, dans laquelle elle ne vivrait pas de discrimination.
Mme Manning se sait cependant privilégiée. Contrairement à d’autres parents dans sa situation, la famille était aisée, capable d’aller chercher de l’aide. Le couple n’a pas explosé et, surtout, les trois enfants vont bien.
« J’ai aussi un petit garçon qui, à 5 ans, est au contraire on ne peut plus stéréotypé. Pour lui, il y a des vêtements de fille, des vêtements de gars, des jouets de fille, des jouets de gars. »
Mais pourquoi tant d’enfants et tant d’adultes, en quelques années, se disent-ils trans ?
« Entre médecins, on se questionne aussi sur les raisons de cette augmentation, répond le Dr Ghosh. Ce qui est le plus probable, c’est qu’il n’y a pas eu d’augmentation. Sans doute est-ce tout simplement qu’avant, c’était encore plus tabou, que personne n’en parlait dans la société et dans les médias et que ces jeunes n’avaient nulle place où aller. »
À son avis, s’il existe une tendance à l’androgynie, du point de vue du style vestimentaire, ça s’arrête là. On ne devient pas trans pour suivre une mode, encore moins chez les enfants.
« En fait, l’une des choses que les enfants me demandent le plus, c’est s’il y a moyen de contrôler cela. Parce que pour eux, c’est souvent hautement anxiogène et source de tristesse. »